Je suis né à Bagdad le jour où Saddam Hussein, furieux d’apercevoir ses premiers cheveux blancs, a hurlé dans le palais à s’en péter les veines du cou, convoqué son coiffeur, exigé qu’il les recouvrît à l’instant d’une grasse teinture aile-de-corbeau ; après quoi, il annonça à l’homme aux doigts tremblants qu’il le tiendrait désormais responsable du moindre signe de vieillissement : à lui d’ouvrir l’œil ! Autant dire que je suis né un jour où l’Irak a évité une catastrophe. Augure fatal ou propice ? Si je rapporte ce détail, c’est parce que le coiffeur se trouvait apparenté à la tante par alliance d’une cousine de la demi-sœur de ma mère. La famille, quoi… Lorsqu’il se rendit à la maison ce soir-là pour célébrer ma venue, le barbier ne put s’empêcher de confier l’anecdote à mon père, caché derrière un rideau, s’en délectant d’une voix sourde ; il n’avoua jamais en revanche, ni cette nuit ni une suivante, où se situaient ces poils dégénérescents, s’ils pointaient sur la tête ou dans une autre partie du corps présidentiel, mais cette omission orientait l’enquête car on sait que, dans notre pays, les hommes voulant paraître longtemps virils noircissent la toison autour de leur sexe. En tout cas, mes parents eurent deux raisons de se réjouir : un fils venait au monde et le tyran vieillissait. Je fus accueilli comme une merveille. Normal : après quatre filles, j’étais celui qu’on n’osait plus espérer. La nouille rose qui gigotait entre mes cuisses arracha des cris d’extase, mon appareil génital lilliputien relança les espoirs dynastiques. Avant que j’aie prononcé ou accompli la moindre chose intelligente, je fus révéré ; vieux d’à peine quelques heures, je déclenchai un festin mémorable, et, le lendemain, des indigestions, voire des gueules de bois historiques. Très choyé durant mes jeunes années, je fus plus lent que les enfants de mon âge à comprendre comment mes compatriotes vivaient – ou ne vivaient pas. Nous occupions un appartement dans un court immeuble beige à un jet de pierre du lycée où notre père travaillait en qualité de bibliothécaire. Évidemment, l’école était l’École du Baas, la Bibliothèque du Baas, autant qu’étaient du Baas – vocable du parti présidentiel – la radio, la télévision, la piscine, le gymnase, le cinéma, les cafés… et même le bordel, ajoutait mon père.
D’emblée, il me sembla qu’il y avait trois entités majeures dans la vie : ma famille, Dieu et le Président. En écrivant cette phrase, je constate que seul l’éloignement permet, avec témérité, d’ordonner ainsi les éléments car, à l’époque, ce classement aurait envoyé un Irakien en prison ; mieux valait hiérarchiser ainsi : le Président, Dieu et ma famille. Placardées partout, les photographies du Président surveillaient notre vie quotidienne ; nos livres de classe arboraient ses clichés, les administrations publiques affichaient sa figure, comme les boutiques privées, depuis les bars jusqu’aux restaurants, en passant par les magasins de tissus, de vaisselle, d’alimentation. Par conviction, prudence ou lâcheté, chacun exhibait un cliché du Guide arabe ; plus efficace que n’importe quel grigri, un tirage encadré de Saddam Hussein se montrait le minimum pour se protéger du mauvais sort – minimum nécessaire quoique pas suffisant, car les arrestations arbitraires et les incarcérations inexpliquées tombaient davantage que la pluie. Moi, je pensais qu’à travers ses effigies le Président nous observait ; il n’était pas juste gravé sur le carton, non, il se tenait là, présent,