En me réveillant ce matin-là, lové au creux d’un fossé entre deux champs, le corps trempé de rosée, les choses me sont apparues avec netteté tandis que je fixais le ciel. L’homme lutte contre la peur mais, contrairement à ce qu’on répète toujours, cette peur n’est pas celle de la mort, car la peur de la mort, tout le monde ne l’éprouve pas, certains n’ayant aucune imagination, d’autres se croyant immortels, d’autres encore espérant des rencontres merveilleuses après leur trépas ; la seule peur universelle, la peur unique, celle qui conduit toutes nos pensées, c’est la peur de n’être rien. Parce que chaque individu a éprouvé ceci, ne fut-ce qu’une seconde au cours d’une journée : se rendre compte que, par nature, ne lui appartient aucune des identités qui le définissent, qu’il aurait pu ne pas être doté de ce qui le caractérise, qu’il s’en est fallu d’un cheveu qu’il naisse ailleurs, apprenne une autre langue, reçoive une éducation religieuse différente, qu’on l’élève dans une autre culture, qu’on l’instruise dans une autre idéologie, avec d’autres parents, d’autres tuteurs, d’autres modèles. Vertige ! Moi, le clandestin, je leur rappelle cela. Le vide. Le hasard qui les fonde. À tous. C’est pour ça qu’ils me haïssent. Parce que je rôde dans leurs villes, parce que je squatte leurs bâtiments désaffectés, parce que j’accepte le travail qu’ils refusent, je leur dis, aux Européens, que j’aimerais être à leur place, que les privilèges que le sort aveugle leur a donnés, je voudrais les acquérir ; en face de moi, ils réalisent qu’ils ont de la chance, qu’ils ont tiré un bon numéro, que le couperet fatal leur est passé au ras des fesses, et se souvenir de cette première et constitutive fragilité les glace, les paralyse. Car les hommes tentent, pour oublier le vide, de se donner de la consistance, de croire qu’ils appartiennent pour des raisons profondes, immuables, à une langue, une nation, une région, une race, une morale, une histoire, une idéologie, une religion. Or, malgré ces maquillages, chaque fois que l’homme s'analyse, ou chaque fois qu’un clandestin s’approche de lui, les illusions s’effacent, il aperçoit le vide : il aurait pu ne pas être ainsi, ne pas être italien, ne pas être chrétien, ne pas… Les identités qu’il cumule et qui lui accordent de la densité, il sait au fond de lui qu’il s’est borné à les recevoir, puis à les transmettre. Il n’est que le sable qu’on a versé en lui ; de lui-même, il n’est rien. Me relevant, je me débarrassai des brins d’herbe qui avaient collé à ma chemise et décidai de ne pas attendre pour agir. En escaladant une barrière, je gagnai une aire de repos pour automobilistes, plantée entre une station-service et un motel ; convaincu que je devais disparaître avant que les policiers me retrouvent, j’étudiai la situation. Partir à pied dans la montagne, selon la suggestion de l’officier, supposait que je me procure un plan et que je marche plusieurs jours : autant d’occasions d’être reconnu. N’y avait-il pas un moyen différent ? Assis entre des buissons, sur une butte de terre qui dominait le parking, je me massai les pieds pour mieux réfléchir. — Te souviens-tu, fils, de l’épisode d’Ulysse et des moutons ? — Bonsoir, Papa. Je suis ravi de te voir mais l’heure n’est pas à la littérature. — La littérature est plus utile que tu ne te le figures. Comment aurais-je séduit ta mère si je ne lui avais pas récité des poèmes d’amour ? Si je n’avais pas appris dans les livres à exprimer mes sentiments ? Et si je n’avais pas toujours mille histoires à lui susurrer ? — Je m’en fous ! Les mérites de la littérature da