La formule était grande L'invitation, jolie Sur vélin de Hollande Frappé à l'effigie: \"Madame est dans l'attente De votre venue À dix-neuf heures trente Vingt rue des Parvenus\" Je ne fais ni un, ni deux Je me loue un tuxedo Au plus mal et au mieux J'arrive un peu plus tôt La sonnette me berce La porte est en noyer La servante est négresse Et les fleurs en papier La maison est baroque Le marbre est d'Italie Le mobilier d'époque Les tapis d'Algérie Les lustres d'Angleterre Et les portraits aussi Je me sens loin de ma mère Et loin de mon pays Entre ce banc breton Et ce divan chinois Ce vrai napoléon Et ce faux suédois J'ai cru être à l'enchère Mais au dernier moment Se pointe l'héritière Dans l'escalier normand Madame est embaumante \"Chanel\" ou \"Vol de nuit\" Sa robe est ravissante Création \"Givenchy\" L'écharpe est de Castille Les gants sont de Paris Les bijoux de famille Les souliers sont vernis Le bec un peu pincé La fesse bien serrée L'élite d'aujourd'hui A du corps à l'esprit Je lui fais des courbettes Et des guili-guili-guili-guili-guili Je joue de l'épinette Madame est servie Porcelaine de Limoges Cristal de Baccarat Chandelier du Cambodge Dentelles et falbalas Quelques petits amuse-gueule Pour mettre en appétit Pétales de glaïeuls Et langues de canaris Pigeons, pinsons, pintades Pains longs, pains ronds, pains courts Pâtés, paons, piperades Je vais, je viens, je cours \"Mais c'est sans cérémonie Vous êtes ici chez vous J'aime la modestie J'aime le bon goût” Et de liqueur en fine Et de fine en café Là voilà qui s'obstine À vouloir me montrer Les salles et les portiques Les caves et les greniers Le salon de musique Et la chambre à coucher En passant près du lit On s'y attarde un peu Je la vois qui frémit D'un naturel douteux Soudain, elle s'effarouche Me regarde et bondit Se jette sur sa couche Me montre son nombril Sans être de la haute Je sais dire merci L'invité pour son hôte Se doit d'être poli Et j'ai mis dans les faits Les faits que je vous dis Je vous dis que j'ai fait Ce que vous auriez dit J'ai dû forcer la note Forcer l'hypocrisie Que le Diable m'emporte J'ai trop bien dit merci La pauvre femme est morte Les deux yeux à minuit La pauvre femme est morte Je fus trop poli Mon récit fit sa ronde Dans les cercles d'amis Et les milieux du grand monde De la haute bourgeoisie Si bien que mon histoire N'a jamais eu de fin Je fus cité en gloire Dans les carnets mondains Des lettres anonymes Réclament mes secours Les hommes pour le crime Les femmes pour l'amour Ce que l'intelligence Ne m'avait pas donné Je dois à l'indécence D'avoir compensé Au seuil de l'impuissance Au sommet des salons Je vis pour la défense De ma réputation Je fais des politesses À longueur de journée Je troque la jeunesse Pour la célébrité Et je vais de mal en pis Sans changer mon décor Je suis la fin du lit Le boudoir de la mort Comme un bourreau sans hache Je suis un assassin Que les femmes s'arrachent Pour se donner la faim