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Eric-Emmanuel Schmitt - Chapitre 1 (suite) | Текст песни

Un jeudi, mon père passa devant ma chambre et m’aperçut, occupé à me cogner les poings contre les murs ; certes j’endommageais plus mes articulations que les parois, mon combat confondant ses ennemis, mais je ne pouvais cesser de frapper.
— Chair de ma chair, sang de mon sang, sueur des étoiles, que fais-tu donc ?
— Je suis en colère.
— Contre quoi porte ton ire ?
— Saddam Hussein.
— Boucle-la. Suis-moi.
Il me prit par la main et m’emmena dans un réduit aménagé sous la maison. Là, je découvris le trésor de mon père, les livres que, quelques années auparavant, on lui avait demandé de retirer de la Bibliothèque, et qu’il avait conservés, au lieu de les envoyer au ministère pour destruction, entreposés sur plusieurs rayonnages dans notre cave, dissimulés derrière de vieux kilims.
Il y avait plusieurs genres de volumes interdits, les uns parce qu’ils étaient kurdes, les autres permissifs de mœurs, les autres chrétiens ; de façon cocasse, des ouvrages fréquentant les extrêmes – des sermons religieux ou un conte érotique – franchissaient, au regard de la censure baasiste, la même ligne rouge, celle de la provocation, de sorte que l’évêque Bossuet et le marquis de Sade se retrouvaient frères en infamie, condamnés à griller, voisins de broche, en enfer. L’avantage de cette chasse aux œuvres menée par le Parti, c’était qu’il en fallait si peu pour qu’une publication fût proscrite que mon père avait récupéré une belle collection où trônait le meilleur de la littérature européenne, essayistes français, poètes espagnols, romanciers russes, philosophes allemands, ainsi que, accaparant deux étagères, les récits policiers d’Agatha Christie sous prétexte que, l’Irak ayant été naguère sous domination britannique, il fallait se débarrasser aussi de la plus célèbre romancière anglaise.
En m’offrant l’accès à son secret, mon père finissait, ou plutôt commençait mon instruction. Fier de son pays, amoureux de sa riche histoire millénaire, évoquant Nabuchodonosor comme s’il l’avait rencontré la veille, il haïssait le régime actuel et avait le sentiment, en préservant ces volumes, de perpétuer, en dépit de Saddam Hussein qu’il traitait d’usurpateur, la tradition irakienne, civilisation érudite qui avait inventé l’écriture et s’était montrée avide de cultures étrangères. Il appelait sa bibliothèque clandestine « ma Babel de poche », tant elle lui apparaissait, en plus exigü, reproduire la tour babylonienne où se rendaient autrefois les curieux du monde entier, pèlerins devisant en de multiples langues.
De ce jour, j’attrapai le goût de la lecture, ou de la liberté – ce qui s’équivaut – et employai mon adolescence à repérer le bourrage de crâne idéologique qu’on nous infligeait au lycée, à m’en protéger, tentant d’apprendre à penser d’une façon distincte, par moi-même.
Mes sœurs se mariaient. À cette époque-là, je découvris que, bien qu’évoluant parmi des femmes, je n’étais pas une fille. Parce que les filles, elles n’ont que ça en tête, se marier, ça les obsède : imaginer le prétendant idéal, puis une fois le fiancé dégoté, préparer la cérémonie ; après les noces, elles vont jusqu’à quitter la maison familiale – oui, c’est à ce point-là – pour se consacrer au mariage ; au mariage, pas au mari, car l’homme – à l’instar des mâles – il n’a pas que ça à faire, il travaille, il discute, il rejoint autour d’un thé à la menthe ses amis qui jouent aux dés, aux dominos, aux échecs. Oui, les filles sont

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